dimanche 28 juin 2009

Le vieil homme et les livres


Le personnage semble tout droit sorti de Mendiants et Orgueilleux d'Albert Cossery. De ces "gueules" que l'on croise tous les jours dans les rues du Caire, et avec qui on aimerait palabrer un peu, rien que pour voir si leur verve correspond à leur allure magistrale.



Une journaliste de La Croix m'a demandé un témoignage d'un commerçant égyptien, pour sa série d'été sur les marchés en Méditerranée. J'ai proposé un bouquiniste, parce que le marché aux livres de l'Ezbékiya est un peu une institution au Caire, et que l'idée me semblait assez représentative de l'Egypte, pays littéraire s'il en est. J'y suis partie hier avec Fatma, ma traductrice.

Une fois sur place, on aperçoit tout de suite le "bon client". Un vieil homme au teint buriné trône devant sa boutique, étonnamment claire et bien rangée. "Min Fransa? Ah, Napoleon!" s'exclame-t-il d'abord quand je lui dis que je suis française, comme beaucoup d'Egyptiens.
Puis il enchaîne, très fier, tout en lissant sa barbe hirsute : "Les bouquinistes de Sour El Ezbékiya sont les premiers qui aient exister, avant ceux de Londres et ceux des bords de Seine à Paris." (Nota bene : après une petite vérification sur Google, les bouquinistes parisiens s'installent sur les quais au XIXe siècle, tandis que ceux du Caire ont fait parler d'eux pour la première fois en 1949, d'après un article d'Al Ahram Hebdo... Mais peu importe la réalité, pourvu que l'on ait le récit!)
"Je travaille ici depuis 35 ans. Je vends des livres anciens, dans toutes les langues, sur tous les sujets. Je ne suis pas allé longtemps à l'école, j'ai appris à lire en travaillant ici, quand j'étais déjà adulte. Ne vous fiez pas à ma galabiya, je suis un homme très cultivé", dit-il en chaussant ses vieilles lunettes seventies d'un air grave.
"J'ai appris tout ce que je sais en lisant. Par exemple, c'est grâce aux livres que je connais l'histoire de Napoléon et que je sais qu'il y a un journal en France qui s'appelle Le Figaro. Avant les intellectuels et les grands écrivains égyptiens venaient chercher des livres ici. Maintenant il y a beaucoup moins de clients. Ce sont des égyptiens ou des étrangers, souvent des étudiants." Pas très loin, trois étudiantes de l'université islamique d'Al Azhar, apparemment indonésiennes, entrent dans un autre kiosque de bouquiniste avec une liste d'ouvrages religieux à acheter.
"Au temps du roi Farouk, les Egyptiens venaient acheter des livres ici parce qu'ils voulaient se cultiver, pour grimper dans l'échelle sociale. Puis sous Nasser, les pauvres se sont tournés vers le communisme, et les bouquinistes ont vendu des livres sur l'URSS."




Entre deux tirades, Mohamed Abou Rami - c'est le nom de notre bouquiniste - ne perd pas le nord. "Je veux 50 francs. Dis-lui qu'elle doit me donner 50 francs", répète-t-il à Fatma, qui fait mine d'ignorer la requête. Au troisième assaut, elle finit par lui dire : "Mais ça n'existe plus les francs! C'est les euros maintenant", avec un sourire. J'ajoute, en essayant d'avoir l'air ferme : "Non, ce n'est pas possible". Et là il sourit à son tour : "C'était une plaisanterie. Si je voulais vraiment de l'argent, je demanderais des euros bien sûr!" Admirez la pirouette...
Pour finir, on lui demande ce qu'il lit en ce moment. Un livre de poche, avec Clint Eastwood brandissant son colt sur la couverture, est ouvert devant lui. "C'est un roman policier. Mais je lis aussi un livre sur Kennedy. Vous savez, il voulait passer un accord avec Nasser, mais ça n'a pas marché à cause des Israéliens." Ah bon... Histoire ou littérature, je vous laisse juge!

jeudi 11 juin 2009

Rue Saad Zaghloul


Me revoilà "à la maison"... Quelques brèves...






L'avion du retour était presque vide. J'avais trois sièges pour moi, comme mon lointain voisin de droite, un jeune type, européen (français?), la tête rasée et arborant une fine barbe. Pendant le vol, il a fait deux fois sa prière, assis à sa place, en appuyant son front contre le siège de devant aux moments où la tête doit toucher le sol.
L'avion est arrivé au Caire vers 20h. C'était magnifique, le jeune islamiste avait comme moi le nez scotché au hublot. La lumière rasante illuminait les villages et les cultures du Delta du Nil, puis on a débouché sur la ville, c'était impressionnant. Les méandres du Nil, majestueux, puis l'immeuble de la télévision, la tour du Caire, les grands hôtels... Voir tous ces bâtiments connus "d'en-haut", ça faisait tout drôle.
Surtout j'avais l'impression que l'on volait en rase-motte, et j'étais partagée entre l'émerveillement et la crainte que l'on soit tout à coup obligés d' atterrir sur les toits d'un quartier informel...

Le lendemain, en ouvrant mes volets, j'ai découvert que les arbres de ma rue s'étaient couverts de fleurs rouges.






Quelques jours après mon retour, je vais faire mon marché. Je suis assez contente de retrouver mes "petits commerçants", qui me saluent chaleureusement : "inti seferti?" (tu étais en voyage?). Je me sens presque "chez moi" lorsqu'une femme qui fait aussi ses courses me demande comment je cuisine mes aubergines et mes courgettes!! Le comble de la khawagat (étrangère)! Quand je lui dis -en égyptien petit nègre- que je cuisine tout ensemble avec de l'huile d'olive, elle dit "aah". Comme elle porte un niqab (voile noir qui ne laisse apparaître que les yeux), je ne peux pas vraiment juger à son visage si ce son exprime l'incrédulité ou la moquerie...

Ces jours-ci, en marchant sur les trottoirs du Caire, on reçoit des petites gouttes fraîches. On pense d'abord à une pluie miraculeuse, puis en levant le nez, on s'aperçoit que c'est l'armée de climatiseurs fichés dans les murs des immeubles qui gouttent avec régularité, jusqu'à former de petites flaques sur le bitume.

Que s'est-il passé en mon absence? Oh, trois fois rien, la visite du président américain le plus populaire de l'histoire, venu faire un petit discours pour refonder des relations entre les Etats-Unis et les Musulmans. Hum... J'ai suivi ça de loin. J'avais lu dans les reportages de mes confrères que les Egyptiens étaient globalement bien disposés, mais attendaient de voir, ne croyant pas Obama sur parole.
Ma prof d'arabe, Nagat, m'a livré sa vision des choses : "Dans la rue, pendant le discours, c'était comme quand il y a un match de foot important : tout le monde s'est agglutiné devant des téléviseurs posés dehors, les commerçants ont délaissé leur magasin pour venir écouter Obama. A la radio, ils diffusaient la chanson de la Coupe d'Afrique des nations (gagnée l'année dernière par l'Egypte), ils avaient changé les paroles pour célébrer Obama. Le lendemain, un journal titrait "Obama El Mountathar" (le messie). Maintenant les gens dans la rue sont plein d'espoir par rapport aux Etats-Unis, c'est vraiment nouveau", m'a-t-elle assuré.

Ma rue à moi, la dénommée Saad Zaghloul (prononcer Zarrloul), est fidèle à elle-même. Les hommes continuent à fumer la chicha sur ses trottoirs ombragés dès tôt le matin, et continuent à me suivre du regard quand je passe entre leurs petites tables. Les gamins jouent toujours au ballon, ou à martyriser le petit chien blanc - une sorte de husky égyptien, original- qui semble enfin commencer à grandir.
Et le vendredi matin, le marchand de légumes ambulant pousse toujours de grands cris pour avertir qu'il ne passera pas deux fois, pendant que sa petite aide grimpe les étages pour amener les commandes aux clients.