lundi 20 avril 2009

Chem El Nessim !

Aujourd'hui, c'était jour férié en Egypte : on célébrait Chem El Nessim, la fête du printemps. Ni musulmane, ni copte, cette fête remonte au temps des Pharaons, et comme Newruz en Turquie ou Norouz, le nouvel an iranien (en mars), elle marque l'arrivée des beaux jours.

Chem el Nessim veut dire "hume la brise" (d'où le nom de ce blog, cf le premier billet). Et effectivement un petit vent fort agréable soufflait sur Le Caire aujourd'hui, faisant presque oublier son nuage de pollution...




Lorsque j'ai débarqué pour la première fois en Egypte, en 2007, c'était Chem El Nessim. Avec mes petits camarades du CFJ, on a découvert Le Caire avec cette foule joyeuse, débordante, qui envahit les jardins pour l'occasion, des pelouses défraîchies du Zoo de Guizeh au moindre rond-point... Quand on arrive de Paris, ça fait un choc.




Pour Chem El Nessim, on mange des oeufs et du poisson vieux de plusieurs mois (fessikh), conservé dans du sel. "N'y touche pas, tu peux y passer!" préviennent les étrangers qui habitent au Caire. Du coup je n'ai pas eu le courage de tester, j'avoue. D'ailleurs un sheikh de la mosquée Al Azhar vient de lancer une fatwa anti-fessikh, jugé trop dangereux pour la santé, alors...
Ma prof d'égyptien, Nagat, m'a expliqué qu'au temps des Pharaons, les Egyptiens pêchaient beaucoup de poissons en hiver, et le mettaient dans du sel pour pouvoir en manger au printemps, quand le fleuve devenait moins généreux.
"Moi je mange du "ringa" pour Chem el Nessim, c'est du poisson fumé normal, mais pas de fessikh, ça sent trop mauvais et c'est plein de microbes", m'a confié Gahed, une jeune Cairote. Décidemment, les traditions se perdent...



Les ponts qui enjambent le Nil, lieu de promenade habituel des amoureux, sont eux aussi envahis par les familles et les couples qui viennent y prendre l'air.




Des marchands ambulants proposent des jus de fruits, des fruits secs, des friandises...





Un jeune vendeur de "termiss" (fèves jaunes au citron) me demande d'où je viens, comme tous les Egyptiens lorsqu'on engage une conversation. Puis il me dit :

- "Moi je veux partir en France. C'est bien là-bas?
- Oui, mais pour les étrangers c'est dur...
- Et pour émigrer il faut quoi?
- Un visa, mais c'est difficile de l'obtenir si on a pas déjà un travail en France."
De son point de vue, j'imagine, c'est forcément mieux que l'Egypte... En tout cas il m'offre un cornet de termiss, "parce que c'est la fête".





Une fois de plus, des enfants viennent me demander de les prendre en photo. Juste pour le plaisir de voir le résultat, une seconde, sur l'écran de l'appareil numérique. Avant de tourner les talons en riant.


samedi 18 avril 2009

Femmes au bord de la crise de nerf

En Egypte, comme dans d'autres pays, les hommes lancent des remarques désobligeantes ou émettent des bruits étranges - "tss tssss", comme on fait pour les chiens - lorsqu'ils croisent un congénère de sexe féminin. Mais plus qu'ailleurs, cette pratique est ici systématique, de l'ordre du réflexe semble-t-il. Du coup il est quasiment impossible pour une femme de passer une journée sans être interpellée par ces "mots doux" et ces petits sons qui lui rappellent qu'elle est avant tout un morceau de viande.
Parfois aussi, plus rarement, le geste se joint à la parole, et une main balladeuse, dans une foule un peu compacte ou sortant subitement d'une voiture, vient tâter la dame.

Fin d'un tabou

On parle de plus en plus du "harcèlement sexuel" en Egypte. Et cela bien que Madame Moubarak ait accusé les médias de gonfler le phénomène, pas si grave que ça en fait... 83 % des Egyptiennes (et 98% des étrangères) se disent quand même victimes de harcèlement sexuel dans la rue, d'après une enquête du Centre égyptien des droits de la femme publiée l'été dernier.

Le tabou a été brisé en 2006, lorsqu'une vidéo montrant une horde d'hommes attaquant des femmes dans la rue le jour de l'Aïd - tentant de les "toucher" et arrachant leurs habits-, a été publiée par un blogueur égyptien. Les mêmes faits se sont reproduits l'année dernière à la fin du Ramadan, et huit suspects ont été arrêtés.

Puis en octobre 2008, un homme a été condamné pour la première fois pour ce type d'acte. Trois ans de travaux forcés pour "tripotage" : la sentence paraît démesurée, mais elle se voulait exemplaire, et à la mesure de l'agitation médiatique que la victime avait su provoquer.
En juin dernier, Noha Rushdi Saleh, une réalisatrice de 27 ans, se promène avec une amie dans le quartier chic d'Héliopolis. En passant à sa hauteur, le chauffeur d'un minibus tend le bras et lui empoigne les seins. Alors que la plupart des femmes se contentent d'insulter l'agresseur, Noha Rushdi oblige l'homme à s'arrêter et parvient à le traîner jusqu'à un commissariat de police. Loin de la soutenir, les passants l'accusent d'avoir provoquée l'agresseur par sa tenue (Noha Rushdi n'est pas voilée, mais ses vêtements ce jour-là n'avaient rien d'indécent).

Malgré la sévérité de la condamnation, les Egyptiens ne se sont pas beaucoup assagis. "Depuis l'affaire Noha Rushdi, plusieurs femmes victimes de harcèlement sont allées dans des commissariats pour porter plainte : les policiers leur ont ri au nez, ou ils se sont mis eux-même à les draguer", raconte une amie, qui participe à des forums en ligne sur le sujet.

Mini-manif

Mariée et maman, Asser a organisé hier (samedi) une manifestation contre le harcèlement. Pour elle, c'est le passage devant le juge qui a été décevant : ses agresseurs ont été déclarés non coupables. "Par manque de preuves", dit-elle désemparée. "Ces jeunes ne m'ont pas touchée, c'est vrai, mais ils m'ont empêché de rentrer chez moi pendant un moment, l'un d'eux me tournait autour avec sa voiture pour me barrer la route. C'était le soir, j'ai eu vraiment peur".





L'événement a rassemblé plus de journalistes que de manifestant(e)s... Selon mon amie égyptienne, beaucoup de femmes avaient peur d'y participer : "et si les policiers nous arrêtent?", s'inquiétaient-elles quelques jours auparavant sur les forums. Dans un pays où tout rassemblement public est de fait interdit (bien que garanti comme un droit fondamental par la Constitution), les agents de la sécurité de l'Etat étaient effectivement présents, avec leur camion anti-émeutes et leurs lunettes noires... Même si cette manifestation avait peu de chance de déclencher une révolution.

Une vingtaine de personnes, pour la plupart des parents ou des amis d'Asser, brandissaient malgré tout des pancartes en arabe et en anglais, devant un parterre de caméras et de photographes. On pourrait se moquer de cette "mini-manif", organisée par une bourgeoise mécontente de l'échec de sa plainte (certains contestent d'ailleurs le bien fondé de cette manifestation)... mais vue la forte présence médiatique, l'événement a eu le mérite de remettre le sujet à l'ordre du jour.

Et de provoquer un petit débat dans le quartier. "Je me fais souvent harceler à la sortie de l'école", témoigne Yosra, 13 ans, ravissante jeune fille en hijab blanc et tee-shirt un poil moulant. "Je ne dis rien, de toute façon ils savent ce que je vais leur dire", soupire-t-elle. "Mes amis disent que c'est ma faute, à cause de la manière dont je m'habille"continue-t-elle. "Il faut que les parents disent à leurs fils de ne pas faire ça, parce qu'ils ne feraient pas ça à leur soeur."
Pour Asser, le problème est aussi de la responsabilité de l'Etat égyptien. "Il faut que le gouvernement fasse une loi forte contre le harcèlement, et qu'il l'applique vraiment."
Quant aux responsables religieux, ils sont toujours muets sur le sujet
, alors qu'on ne compte plus les émissions télévisées qui expliquent comment une bonne musulmane doit porter son voile.



En attendant, certaines femmes refusent de se laisser faire. "Un homme m'a dit quelque chose d'incorrect il y a quelques jours dans la rue : je l'ai poursuivi en le menaçant avec ma chip-chip (chaussure). Il a eu peur et s'est enfui", raconte Faïza (à gauche sur la photo), en riant.
"Moi c'est un homme au volant de sa voiture qui m'a "touchée"", raconte à son tour Samia (à droite sur la photo), dont on ne peut pas dire que la tenue soit particulièrement provocante... "Je lui ai craché dessus en lui disant "va t'en, fils de chien!"" poursuit-elle, déclenchant les rires des femmes présentes.
Quand on leur demande pourquoi les hommes se comportent ainsi, les réponses fusent : "c'est nouveau, ce n'était pas comme ça avant", "les jeunes ne peuvent pas se marier, ça coûte trop cher", "il faut que les femmes portent des galabeyah (robe ample) et un hijab"...

Son fils Abdou dans les bras, Omar donne aussi son avis : "si un homme drague ma fille je le tue! Même si une fille porte un débardeur, ce n'est pas bien de faire ça". Mais la suite du discours est moins fair-play : "Mais bon, parfois quand je vais à Manyal (quartier chic du Caire), il y a des filles qui sont habillées très court, on voit même leur ventre, alors évidemment..."




Un autre bowab (concierge) du quartier provoque une dispute en essayant de s'opposer à la manifestation. Un officier chargé de surveiller le rassemblement lui emboîte le pas : "c'est bien de draguer les femmes!" lance-t-il, avant de dire "non non c'est une blague! hahaha... " lorsque des regards désapprobateurs se tournent vers lui. Pour les Egyptiennes, le combat ne fait que commencer.


vendredi 10 avril 2009

Belles personnes

Un homme de taille moyenne, la cinquantaine, souriant et très attentif. Hier soir, j'ai fait la connaissance de Denis Dailleux. Tout journaliste qui vit au Caire le connaît, mais comme je débarque, je ne savais pas qui il était.
Denis Dailleux photographie les Egyptiens depuis 15 ans, et vit au Caire depuis quelques années. Il a remporté de nombreux prix pour ces images, régulièrement publiées dans la presse française et étrangère.
J'ai écouté sa rencontre avec Islam, l'un de ces modèles, un jeune homme pauvre dont l'élégance inouïe l'avait impressionnée. Tous les Egyptiens qu'il a photographiés semblent raconter la même histoire, celle d'une certaine dignité dans le dénuement.


http://www.denisdailleux.com/




(Photo Denis Dailleux)


L'album "Le Caire" est à feuilleter absolument. On y comprend tout ce que cette ville a de cinématographique, de pittoresque, au sens premier du mot. Ce charme qui donne parfois l'impression d'évoluer dans un tableau vivant, lorsque, au milieu de la circulation chaotique, on est happé par le mouvement parfait d'une galabieh (la robe traditionnelle à col mao que portent certains Egyptiens), au rythme de la démarche pleine de noblesse de son propriétaire.

A voir aussi, les portraits de la tante Juliette (dans "Travaux personnels"). Il ne s'agit plus de l'Egypte, et pourtant, le même esprit habite ces clichés : sous le regard du photographe, la même dignité émane de cette vieille paysanne de la campagne angevine, la même tendresse, et la même joie de vivre, mêlée de douleur contenue.

dimanche 5 avril 2009

Le 6 avril n'a pas eu lieu

J'aurais voulu vous raconter mon week-end, passé entre les poubelles des zabbalyn (les chiffonniers du Caire, qui collectent et recyclent une bonne partie des déchets de ses 17 millions d'habitants)


et les bulles de savon de mon premier mariage égyptien,



mais me voilà rattrapée par l'actualité. Hier, lundi 6 avril, c'était la "journée de la colère". Comme l'année dernière, les opposants à Moubarak ont lancé un appel à la grève générale. Partis politiques, syndicats, étudiants et "cyber-dissidents" réclamaient une augmentation du salaire minimum (de 22 euros à ... 159 euros), et demandaient la fin de la corruption étatique, du trucage des élections, de la torture en prison... En clair, un changement de régime. Les Frères Musulmans, après avoir tergiversé, avaient déclaré soutenir la grève, précisant qu'ils exprimeraient ce soutien "à leur manière".
Finalement, peu de manifestations ont eu lieu. Des rassemblements de 200 ou 300 personnes (devant le syndicat des journalistes, à l'université du Caire, voir ci-dessous) ont été bien "encadrés" par les forces de l'ordre. Une trentaine d'activistes avaient déjà été arrêtés ces derniers jours. En fait de grève, les rues du Caire étaient hier presque aussi congestionnées qu'à l'habitude. Dans le centre, des camions de police étaient postés tous les 100 mètres. Attendant une improbable émeute, des officiers aux épaulettes étoilées buvaient le thé à chaque carrefour, pendant que leurs subordonnés s'occuper des querelles d'automobilistes.

L'année dernière, le contexte de hausse du prix du pain avait largement joué en faveur du mouvement. A l'origine, les 27 000 ouvriers de l'usine textile de Mahalla el Kubra, dans le Delta du Nil, réclamaient une augmentation de salaire. De jeunes Egyptiens avaient alors lancé l'idée d'une grève générale, et créé un groupe "April 6 Youth " sur Facebook. En quelques jours, plus de 75 000 personnes étaient devenues membres. Le jour J, des rangées de "CRS" avaient dissuadé ou dispersé tout rassemblement. Mais Le Caire était particulièrement calme : une partie de la population avait décidé de répondre à l'appel et de rester à la maison.
A Mahalla el Kubra, en revanche, les manifestations avaient tourné à l'émeute : trois personnes avaient été tuées et des centaines d'autres blessées. Aujourd'hui, certains ouvriers sont toujours en prison pour avoir participé à la manif de l'an dernier. Quelques uns ont entamé une grève de la faim pour protester contre les mauvais traitements dont ils sont victimes. Hier, presque personne ne s'est risqué à défier le pouvoir dans la ville industrielle du Delta...

Dans l'après-midi, je suis quand même allée faire un tour à l'université du Caire, où quelques 200 étudiants protestaient vaillamment.


Une bonne partie d'entre eux étaient membres de la branche étudiante des Frères musulmans (le petit livre que le manifestant tient dans sa main gauche sur la photo, c'est un Coran). A la fin de la manifestation, des étudiants lambda viennent écouter les discours des leaders du groupe. "Lui, les flics vont le faire asseoir sur une bouteille de Pepsi!" s'exclame l'un d'eux en désignant celui qui harangue la foule. Une manière plus ou moins élégante d'évoquer le viol, pratique courante dans les commissariats égyptiens, utilisée notamment contre les opposants au régime. On comprend ensuite pourquoi, quand on lui demande ce qu'il pense de cette manifestation, il répète en souriant : "Moi je regarde, c'est tout."

Pour la révolution en Egypte, il va donc falloir attendre encore un peu...


>>> Pour une analyse avertie de l'échec de la grève, lire le billet de Claude Guibal, la correspondante de Libération au Caire.