En Egypte, comme dans d'autres pays, les hommes lancent des remarques désobligeantes ou émettent des bruits étranges - "
tss tssss", comme on fait pour les chiens - lorsqu'ils croisent un congénère de sexe féminin. Mais plus qu'ailleurs, cette pratique est ici systématique, de l'ordre du
réflexe semble-t-il. Du coup il est quasiment impossible pour une femme de passer une journée sans être interpellée par ces "mots doux" et ces petits sons qui lui rappellent qu'elle est avant tout
un morceau de viande.
Parfois aussi, plus rarement, le geste se joint à la parole, et une main balladeuse, dans une foule un peu compacte ou sortant subitement d'une voiture, vient tâter la dame.
Fin d'un tabouOn parle de plus en plus du "harcèlement sexuel" en Egypte. Et cela bien que Madame Moubarak ait accusé les médias de gonfler le phénomène, pas si grave que ça en fait...
83 % des Egyptiennes (et 98% des étrangères) se disent quand même victimes de harcèlement sexuel dans la rue, d'après une enquête du Centre égyptien des droits de la femme publiée l'été dernier.
Le tabou a été brisé
en 2006, lorsqu'une vidéo montrant une horde d'hommes attaquant des femmes dans la rue le jour de l'Aïd - tentant de les "toucher" et arrachant leurs habits-, a été publiée par un blogueur égyptien. Les mêmes faits se sont reproduits l'année dernière à la fin du Ramadan, et huit suspects ont été arrêtés.
Puis
en octobre 2008, un homme a été condamné pour la première fois pour ce type d'acte. Trois ans de travaux forcés pour "tripotage" : la sentence paraît démesurée, mais elle se voulait exemplaire, et à la mesure de l'agitation médiatique que la victime avait su provoquer.
En juin dernier, Noha Rushdi Saleh, une réalisatrice de 27 ans, se promène avec une amie dans le quartier chic d'Héliopolis. En passant à sa hauteur,
le chauffeur d'un minibus tend le bras et lui empoigne les seins. Alors que la plupart des femmes se contentent d'insulter l'agresseur, Noha Rushdi oblige l'homme à s'arrêter et parvient à le traîner jusqu'à un commissariat de police. Loin de la soutenir, les
passants l'accusent d'avoir provoquée l'agresseur par sa tenue (Noha Rushdi n'est pas voilée, mais ses vêtements ce jour-là n'avaient rien d'indécent).
Malgré la sévérité de la condamnation, les Egyptiens ne se sont pas beaucoup assagis. "Depuis l'affaire Noha Rushdi, plusieurs femmes victimes de harcèlement sont allées dans des commissariats pour porter plainte :
les policiers leur ont ri au nez, ou ils se sont mis eux-même à les draguer", raconte une amie, qui participe à des forums en ligne sur le sujet.
Mini-manifMariée et maman,
Asser a organisé hier (samedi) une manifestation contre le harcèlement. Pour elle, c'est le passage devant le juge qui a été décevant : ses agresseurs ont été déclarés non coupables. "Par manque de preuves", dit-elle désemparée. "Ces jeunes ne m'ont pas touchée, c'est vrai, mais ils m'ont empêché de rentrer chez moi pendant un moment, l'un d'eux me tournait autour avec sa voiture pour me barrer la route. C'était le soir, j'ai eu vraiment peur".

L'événement a rassemblé plus de journalistes que de manifestant(e)s... Selon mon amie égyptienne, beaucoup de femmes avaient peur d'y participer : "et si les policiers nous arrêtent?", s'inquiétaient-elles quelques jours auparavant sur les forums. Dans un pays où tout rassemblement public est de fait interdit (bien que garanti comme un droit fondamental par la Constitution),
les agents de la sécurité de l'Etat étaient effectivement présents, avec leur camion anti-émeutes et leurs lunettes noires... Même si cette manifestation avait peu de chance de déclencher une révolution.Une vingtaine de personnes, pour la plupart des parents ou des amis d'Asser, brandissaient malgré tout des pancartes en arabe et en anglais, devant un parterre de caméras et de photographes. On pourrait se moquer de cette "mini-manif", organisée par une bourgeoise mécontente de l'échec de sa plainte (
certains contestent d'ailleurs le bien fondé de cette manifestation)... mais vue la forte présence médiatique, l'événement a eu le mérite de remettre le sujet à l'ordre du jour.
Et de provoquer un petit débat dans le quartier. "Je me fais souvent harceler à la sortie de l'école", témoigne Yosra, 13 ans, ravissante jeune fille en hijab blanc et tee-shirt un poil moulant. "Je ne dis rien, de toute façon ils savent ce que je vais leur dire", soupire-t-elle. "Mes amis disent que c'est ma faute, à cause de la manière dont je m'habille"continue-t-elle. "Il faut que les parents disent à leurs fils de ne pas faire ça, parce qu'
ils ne feraient pas ça à leur soeur."
Pour Asser,
le problème est aussi de la responsabilité de l'Etat égyptien. "Il faut que le gouvernement fasse une loi forte contre le harcèlement, et qu'il l'applique vraiment."
Quant aux responsables religieux, ils sont toujours muets sur le sujet, alors qu'on ne compte plus les émissions télévisées qui expliquent comment une bonne musulmane doit porter son voile.

En attendant, certaines femmes refusent de se laisser faire. "Un homme m'a dit quelque chose d'incorrect il y a quelques jours dans la rue :
je l'ai poursuivi en le menaçant avec ma chip-chip (chaussure). Il a eu peur et s'est enfui", raconte Faïza (à gauche sur la photo), en riant.
"Moi c'est un homme au volant de sa voiture qui m'a "touchée"", raconte à son tour Samia (à droite sur la photo), dont on ne peut pas dire que la tenue soit particulièrement provocante... "Je lui ai craché dessus en lui disant
"va t'en, fils de chien!"" poursuit-elle, déclenchant les rires des femmes présentes.
Quand on leur demande pourquoi les hommes se comportent ainsi, les réponses fusent : "c'est nouveau, ce n'était pas comme ça avant",
"les jeunes ne peuvent pas se marier, ça coûte trop cher", "il faut que les femmes portent des galabeyah (robe ample) et un hijab"...
Son fils Abdou dans les bras, Omar donne aussi son avis : "si un homme drague ma fille je le tue! Même si une fille porte un débardeur, ce n'est pas bien de faire ça". Mais la suite du discours est moins fair-play : "Mais bon, parfois quand je vais à Manyal (quartier chic du Caire),
il y a des filles qui sont habillées très court, on voit même leur ventre, alors évidemment..."

Un autre bowab (concierge) du quartier provoque une dispute en essayant de s'opposer à la manifestation. Un officier chargé de surveiller le rassemblement lui emboîte le pas : "c'est bien de draguer les femmes!" lance-t-il, avant de dire "non non c'est une blague! hahaha... " lorsque des regards désapprobateurs se tournent vers lui.
Pour les Egyptiennes, le combat ne fait que commencer.