dimanche 8 novembre 2009

Les Chinois se lancent dans le "made in Egypt"


Bien que la grande actu du moment au Caire ce soit le match Egypte-Algérie de demain soir (qui s'annonce sanglant), j'ai plutôt envie de raconter ma petite virée à Port Saïd de jeudi dernier. J'y suis allée pour faire un reportage dans une usine textile chinoise. Fatma, ma traductrice, qui est aussi JRI, a elle fait un sujet télé pour l'AFP.
J'ai eu l'idée de ce papier en lisant un article très intéressant sur le "Nile Textile Group". J'étais étonnée d'apprendre qu'un ouvrier égyptien pouvait être moins cher qu'un ouvrier chinois. Cela paraîtra logique à toute personne un peu versée dans l'économie, j'imagine, vu l'écart de développement entre les deux pays. Mais moi j'avais encore en tête le cliché "Chine = main d'oeuvre bon marché", c'est-à-dire moins chère que partout ailleurs... Pourtant on parle depuis un moment des multinationales qui se replient sur le Cambodge ou le Laos parce que les ouvriers chinois sont devenus "trop chers".
Pour cette raison et beaucoup d'autres, les Chinois commencent eux-mêmes à délocaliser une partie de leur production en Afrique, comme me l'a expliqué au téléphone le journaliste Michel Beuret, auteur avec Serge Michel et le photographe Paolo Woods du très bon livre La Chinafrique, paru en juin 2008. Et cette usine de Port Saïd (qui est loin d'être la seule en Egypte, où l'on compte plus de 800 entreprises chinoises) en est un exemple vivant!


L'entrée de l'usine.


J'ai fait un article sur le sujet pour La Provence , à paraître ces jours-ci :

A Port Saïd, une usine chinoise fabrique des t-shirts « made in Egypt »


Le cliquetis des machines à coudre emplit la salle de l’usine. Les ouvriers égyptiens, hommes et femmes, sont courbés sur leur ouvrage. Par-dessus leur épaule, des Chinoises vérifient que la couture est bien faite ou que les manches des polos sont de même longueur. « Shouf. Kida, mesh kida » (regarde, comme ça, pas comme ça), dit l’une des contremaîtres à une jeune fille au voile jaune vif. Quand il s’agit de communiquer, quelques mots d’arabe et une bonne gestuelle font l’affaire. A l’étage du dessus, les polos rayés sont repassés et emballés, avant d’être expédiés vers les Etats-Unis, sous l’étiquette « made in Egypt ».



Alors que le sommet Chine-Afrique s’est achevé lundi à Charm el Cheikh, en Egypte, la réussite de Nile Textile Group, qui emploie 600 personnes (480 Egyptiens et 120 Chinois), illustre les opportunités que le pays des pharaons peut offrir aux investisseurs chinois. Il y a dix ans, un entrepreneur chinois, Li Jinglin, a créé cette entreprise, elle-même 100% chinoise, dans la zone franche de Port Saïd, un port méditerranéen situé à l’embouchure du Canal de Suez. A l’époque, les quotas américains et européens sévissaient contre les importations textiles chinoises. Venu du Jiangsu, l’une des principales régions textiles de Chine, Li Jinglin a compris qu’en produisant en Egypte, il tenait le bon filon. Tout en faisant d’énormes économies sur le transport, il évitait les barrières commerciales imposées à la Chine.

En janvier 2008, le système des quotas a été supprimé, mais « il est toujours beaucoup plus facile d’exporter vers les pays occidentaux depuis l’Egypte », explique Mohamed Abdel Samih, directeur d’El Wataniya, un cabinet de juristes qui prend en charge les démarches administratives de l’entreprise chinoise. « De plus, comme Nile Textile Group est situé dans une zone franche, l’entreprise n’a pas à payer de droits de douane à l’Etat égyptien sur les marchandises exportées. »


Un conseil affiché dans la salle principale de l'usine, en chinois et en arabe :
"Sois un exemple, travaille de ton mieux."

Les coûts de production, eux aussi, se révèlent plus bas en Egypte qu’en Chine. « L’électricité est très peu chère, tout comme la main d’oeuvre », souligne Ahmed Zoheir, en charge des relations avec les investisseurs étrangers au sein de l’Autorité des investissements égyptienne. Le salaire moyen d’un ouvrier textile du Jiangsu tourne autour de 1500 yuans (147 euros), tandis que les employés de l’usine de Port Saïd touchent - au minimum - 700 livres (85 euros). Pour autant, les ouvriers égyptiens semblent y trouver leur compte, notamment grâce à un système de primes de productivité. « Dans cette usine, tu gagnes plus si tu travailles bien, alors que dans les autres usines textiles les salaires sont fixes », témoigne Oumaïma Shorbal, 17 ans, qui travaille là depuis un an. « Les meilleurs ouvriers peuvent toucher jusqu’à 1000 livres (123 euros) », renchérit Mohamed Abdel Samih. Les employés chinois, eux, sont payés davantage, mais leur salaire reste secret.

Une longue sonnerie retentit : c’est la pause déjeuner, une demi-heure. « On est devenu amis avec les Chinois, on les invite pour les mariages », raconte Leïla Ali, la quarantaine, ouvrière depuis huit ans dans cette usine. Et l’aventure égypto-chinoise ne devrait pas s’arrêter là : lors du sommet de Charm el Cheikh, les deux pays, dont le volume des échanges commerciaux a été multiplié par dix en dix ans, ont annoncé la création d’une « zone économique spéciale » à Ayn Sukhna, dans le Golfe de Suez. Le lieu devrait accueillir quelques 180 entreprises chinoises, des secteurs automobile, textile et informatique notamment, et créer des milliers d’emplois.





A suivre, dans la série "Chinois en Egypte", les vendeurs chinois au porte-à-porte, qui fournissent leur garde-robe de future mariée à de plus en plus de jeunes Égyptiennes... A un prix imbattable, cela va sans dire!


mercredi 23 septembre 2009

L'Unesco échappe à Farouk Hosni

Après l'échec de Farouk Hosni dans la course pour la présidence de l'Unesco, les réactions en Egypte sont, comment dire, contrastées.

D'un côté, les milieux intellectuels proches du pouvoir pointent du doigt un complot américano-juif. "Le lobby juif a exercé énormément de pressions, a pris certains commentaires du ministre et les a placés hors contexte", a déclaré mardi à l'AFP Mohammed Salmawi, président de l'Union des écrivains. Il faisait référence à la fameuse phrase prononcée par Farouk Hosni l'an dernier au sein de l'Assemblée du Peuple et qui a entaché sa campagne pour l'Unesco : "je brûlerais moi-même les livres en hébreu si j'en trouvais dans les bibliothèques égyptiennes", avait-il lancé à un député islamiste qui l'accusait de vouloir normaliser les relations culturelles avec Israël. A son retour de Paris mercredi, Hosni a lui-même dénoncé l'action de "l'ambassadeur américain à l'Unesco" contre lui, et des "groupes juifs dans le monde qui ont eu une très très grande influence sur la question".

"C'est la première fois que l'Europe s'élève contre le monde arabe avec une telle férocité", a ajouté Gaber Asfour, chef du service des traductions au ministère de la Cutlure. Les alliés du régime ont en effet décidé d'assimiler l'échec du proche d'Hosni et Suzanne Moubarak à l'Unesco à une provocation de l'Occident envers le monde musulman, un affront des pays riches envers le Sud.


De l'autre côté, les commentaires de la blogosphère égyptienne, globalement anti-Moubarak, étaient forcément à rebrousse-poil. Pour eux comme pour de nombreux intellectuels égyptiens, Farouk Hosni, ministre de la Culture égyptien depuis 22 ans, est un symbole de l'immobilisme du régime et des atteintes à la liberté d'expression. Il est à la tête d'un ministère connu pour son haut niveau de corruption et qui organise la censure. Surtout, la place de la culture dans la société égyptienne n'aurait fait que se réduire depuis son entrée en fonction. Peu avant le scrutin, le célèbre bloggeur Wael Abbas déclarait sur Twitter que l'élection de Farouk Hosni à l'Unesco serait "un affront à la liberté des Egyptiens". Mustafa Hussein, un autre blogueur, publie un billet sur une synagogue du Caire transformée en bureau du parti au pouvoir, en réponse aux déclarations du ministre se vantant d'avoir fait restaurer les synagogues d'Egypte (ce qui est probablement vrai pour d'autres d'édifices), pour se laver des soupçons d'antisémitisme.
Pour illustrer le bilan -qu'ils jugent catastrophique - du long mandat de Farouk Hosni, plusieurs blogueurs évoquent aussi l'incendie du théâtre de Beni Souef en septembre 2005 : 48 personnes avaient péri, dont des écrivains et critiques égyptiens de renom. Le théâtre, vétuste, ne possédait pas de dispositifs d'extinction en état, et les spectateurs présents s'étaient retrouvés pris au piège, la seule issue de secours étant condamnée. Après le drame, Farouk Hosni avait présenté sa démission au président Moubarak, qui l'avait refusée.
Sur le site The Arabist, la journaliste Ursula Lindsay concluait il y a quelques jours : Farouk Hosni ne doit pas devenir président de l'Unesco "non pas à cause de son manque de respect pour la culture israélienne, mais en raison de son manque de respect bien plus profond et dommageable pour la culture égyptienne".





Farouk Hosni au milieu de ses oeuvres. (Photo "faroukhosny.com")






samedi 5 septembre 2009

Les dattes font de la politique

Un article paru dans le journal francophone égyptien Al Ahram Hebdo raconte comment les marchands de dattes - aliment star du mois de Ramadan - attribuent des noms de personnalités politiques, sportives ou du show bizz à leurs produits, selon leur qualité. Ainsi, le journaliste nous apprend que cette année, "Barack Obama" désigne une excellente variété de datte, la plus chère du marché qu'il a visité.

Or le nom donné aux précieux fruits n'a rien d'une plaisanterie : "Chaque année, les grands marchands de dattes se rencontrent pour choisir les noms des personnalités. C'est un moyen pour attirer les clients et promouvoir les produits. Cette habitude existe depuis les années 1980", explique Abdallah, l'un des commerçants, au journaliste de Al Ahram Hebdo.

Les années précédentes, les meilleures dattes se nommaient Hassan Nasrallah (du nom du chef du Hezbollah libanais), ou Ben Laden, quand les fruits de mauvaise qualité étaient affublés du nom infâme de "Bush". C'est dire si les temps changent...



(Photo Ecole d'Asnières les Dijon)

dimanche 19 juillet 2009

Les vacances


Bien occupée entre mes cours d'arabe quotidiens - depuis 10 jours - et les amis en visite, je délaisse un peu ce blog. En attendant un vrai billet, voilà une image.

Je l'ai croisée pendant un reportage sur le pain subventionné en Egypte, elle passait le balai dans une boulangerie publique du Caire et transportait sur sa tête des palettes chargées de galettes de pain. Elle devait avoir 11 ou 12 ans. Elle m'a demandé de la prendre en photo, et a tourné son regard doux et profond vers l'objectif. Sous l'oeil attentif de la "dame en vert" (à gauche), qui était peut-être sa mère.

Je me suis beaucoup promenée dans les rues du Caire ces derniers jours, et les enfants travailleurs semblent plus nombreux que jamais. Probablement parce que c'est les vacances... Dans le quartier informel de Ezbet El Hagannah, El Shehab, une association locale, et Asmae organisent depuis 2005 un camp d'été de trois semaines en juillet. "Il a d'abord été difficile de convaincre les familles d'autoriser leurs enfants à venir à l'association plutôt que d'aller travailler", raconte Ali, le responsable du camp. "Mais maintenant les parents savent que leurs enfants apprennent des choses ici et qu'ils sont heureux quand ils rentrent chez eux. Nous n'avons plus besoin de les convaincre." Peinture, films d'animation, pâte à modeler, théâtre et excursion à la mer... le programme a de quoi faire rêver plus d'un enfant mécanicien ou ramasseur d'ordures.





dimanche 28 juin 2009

Le vieil homme et les livres


Le personnage semble tout droit sorti de Mendiants et Orgueilleux d'Albert Cossery. De ces "gueules" que l'on croise tous les jours dans les rues du Caire, et avec qui on aimerait palabrer un peu, rien que pour voir si leur verve correspond à leur allure magistrale.



Une journaliste de La Croix m'a demandé un témoignage d'un commerçant égyptien, pour sa série d'été sur les marchés en Méditerranée. J'ai proposé un bouquiniste, parce que le marché aux livres de l'Ezbékiya est un peu une institution au Caire, et que l'idée me semblait assez représentative de l'Egypte, pays littéraire s'il en est. J'y suis partie hier avec Fatma, ma traductrice.

Une fois sur place, on aperçoit tout de suite le "bon client". Un vieil homme au teint buriné trône devant sa boutique, étonnamment claire et bien rangée. "Min Fransa? Ah, Napoleon!" s'exclame-t-il d'abord quand je lui dis que je suis française, comme beaucoup d'Egyptiens.
Puis il enchaîne, très fier, tout en lissant sa barbe hirsute : "Les bouquinistes de Sour El Ezbékiya sont les premiers qui aient exister, avant ceux de Londres et ceux des bords de Seine à Paris." (Nota bene : après une petite vérification sur Google, les bouquinistes parisiens s'installent sur les quais au XIXe siècle, tandis que ceux du Caire ont fait parler d'eux pour la première fois en 1949, d'après un article d'Al Ahram Hebdo... Mais peu importe la réalité, pourvu que l'on ait le récit!)
"Je travaille ici depuis 35 ans. Je vends des livres anciens, dans toutes les langues, sur tous les sujets. Je ne suis pas allé longtemps à l'école, j'ai appris à lire en travaillant ici, quand j'étais déjà adulte. Ne vous fiez pas à ma galabiya, je suis un homme très cultivé", dit-il en chaussant ses vieilles lunettes seventies d'un air grave.
"J'ai appris tout ce que je sais en lisant. Par exemple, c'est grâce aux livres que je connais l'histoire de Napoléon et que je sais qu'il y a un journal en France qui s'appelle Le Figaro. Avant les intellectuels et les grands écrivains égyptiens venaient chercher des livres ici. Maintenant il y a beaucoup moins de clients. Ce sont des égyptiens ou des étrangers, souvent des étudiants." Pas très loin, trois étudiantes de l'université islamique d'Al Azhar, apparemment indonésiennes, entrent dans un autre kiosque de bouquiniste avec une liste d'ouvrages religieux à acheter.
"Au temps du roi Farouk, les Egyptiens venaient acheter des livres ici parce qu'ils voulaient se cultiver, pour grimper dans l'échelle sociale. Puis sous Nasser, les pauvres se sont tournés vers le communisme, et les bouquinistes ont vendu des livres sur l'URSS."




Entre deux tirades, Mohamed Abou Rami - c'est le nom de notre bouquiniste - ne perd pas le nord. "Je veux 50 francs. Dis-lui qu'elle doit me donner 50 francs", répète-t-il à Fatma, qui fait mine d'ignorer la requête. Au troisième assaut, elle finit par lui dire : "Mais ça n'existe plus les francs! C'est les euros maintenant", avec un sourire. J'ajoute, en essayant d'avoir l'air ferme : "Non, ce n'est pas possible". Et là il sourit à son tour : "C'était une plaisanterie. Si je voulais vraiment de l'argent, je demanderais des euros bien sûr!" Admirez la pirouette...
Pour finir, on lui demande ce qu'il lit en ce moment. Un livre de poche, avec Clint Eastwood brandissant son colt sur la couverture, est ouvert devant lui. "C'est un roman policier. Mais je lis aussi un livre sur Kennedy. Vous savez, il voulait passer un accord avec Nasser, mais ça n'a pas marché à cause des Israéliens." Ah bon... Histoire ou littérature, je vous laisse juge!

jeudi 11 juin 2009

Rue Saad Zaghloul


Me revoilà "à la maison"... Quelques brèves...






L'avion du retour était presque vide. J'avais trois sièges pour moi, comme mon lointain voisin de droite, un jeune type, européen (français?), la tête rasée et arborant une fine barbe. Pendant le vol, il a fait deux fois sa prière, assis à sa place, en appuyant son front contre le siège de devant aux moments où la tête doit toucher le sol.
L'avion est arrivé au Caire vers 20h. C'était magnifique, le jeune islamiste avait comme moi le nez scotché au hublot. La lumière rasante illuminait les villages et les cultures du Delta du Nil, puis on a débouché sur la ville, c'était impressionnant. Les méandres du Nil, majestueux, puis l'immeuble de la télévision, la tour du Caire, les grands hôtels... Voir tous ces bâtiments connus "d'en-haut", ça faisait tout drôle.
Surtout j'avais l'impression que l'on volait en rase-motte, et j'étais partagée entre l'émerveillement et la crainte que l'on soit tout à coup obligés d' atterrir sur les toits d'un quartier informel...

Le lendemain, en ouvrant mes volets, j'ai découvert que les arbres de ma rue s'étaient couverts de fleurs rouges.






Quelques jours après mon retour, je vais faire mon marché. Je suis assez contente de retrouver mes "petits commerçants", qui me saluent chaleureusement : "inti seferti?" (tu étais en voyage?). Je me sens presque "chez moi" lorsqu'une femme qui fait aussi ses courses me demande comment je cuisine mes aubergines et mes courgettes!! Le comble de la khawagat (étrangère)! Quand je lui dis -en égyptien petit nègre- que je cuisine tout ensemble avec de l'huile d'olive, elle dit "aah". Comme elle porte un niqab (voile noir qui ne laisse apparaître que les yeux), je ne peux pas vraiment juger à son visage si ce son exprime l'incrédulité ou la moquerie...

Ces jours-ci, en marchant sur les trottoirs du Caire, on reçoit des petites gouttes fraîches. On pense d'abord à une pluie miraculeuse, puis en levant le nez, on s'aperçoit que c'est l'armée de climatiseurs fichés dans les murs des immeubles qui gouttent avec régularité, jusqu'à former de petites flaques sur le bitume.

Que s'est-il passé en mon absence? Oh, trois fois rien, la visite du président américain le plus populaire de l'histoire, venu faire un petit discours pour refonder des relations entre les Etats-Unis et les Musulmans. Hum... J'ai suivi ça de loin. J'avais lu dans les reportages de mes confrères que les Egyptiens étaient globalement bien disposés, mais attendaient de voir, ne croyant pas Obama sur parole.
Ma prof d'arabe, Nagat, m'a livré sa vision des choses : "Dans la rue, pendant le discours, c'était comme quand il y a un match de foot important : tout le monde s'est agglutiné devant des téléviseurs posés dehors, les commerçants ont délaissé leur magasin pour venir écouter Obama. A la radio, ils diffusaient la chanson de la Coupe d'Afrique des nations (gagnée l'année dernière par l'Egypte), ils avaient changé les paroles pour célébrer Obama. Le lendemain, un journal titrait "Obama El Mountathar" (le messie). Maintenant les gens dans la rue sont plein d'espoir par rapport aux Etats-Unis, c'est vraiment nouveau", m'a-t-elle assuré.

Ma rue à moi, la dénommée Saad Zaghloul (prononcer Zarrloul), est fidèle à elle-même. Les hommes continuent à fumer la chicha sur ses trottoirs ombragés dès tôt le matin, et continuent à me suivre du regard quand je passe entre leurs petites tables. Les gamins jouent toujours au ballon, ou à martyriser le petit chien blanc - une sorte de husky égyptien, original- qui semble enfin commencer à grandir.
Et le vendredi matin, le marchand de légumes ambulant pousse toujours de grands cris pour avertir qu'il ne passera pas deux fois, pendant que sa petite aide grimpe les étages pour amener les commandes aux clients.



mercredi 20 mai 2009

Du méthane pour les pauvres



Dimanche j'ai suivi tout l'après-midi un drôle de zigoto, un ingénieur américain d'origine syrienne, débordant d'énergie, d'enthousiasme, assez drôle. Inspiré, comme il l'a confié lui-même à la fin de la journée au journaliste d'ABC venu de Londres faire un sujet sur ses projets saugrenus.
Le monsieur en question, Thomas Taha Rassam Culhane, qui a vécu cinq ans au Caire, a en effet décidé de convertir à l'énergie propre les habitants de deux quartiers pauvres du Caire, Manshiet Nasser (quartier de zabbalines) et Darb Al Ahmar (quartier historique adossé aux murailles médiévales).
Ce Géo Trouvetou du développement durable a commencé par les panneaux solaires - une trentaine ont fleuri sur les toits de ces deux quartiers pour chauffer l'eau des habitants - avant de se lancer dans le gaz produit à partir de déchets organiques. Non, il ne s'agit pas d'une périphrase timide pour désigner le caca. On nourrit principalement la machine à gaz de restes de nourriture. En échange elle donne du méthane, qui alimente la cuisinière. Bon, c'est vrai qu'il faut d'abord la remplir de fumier animal pendant quelques semaines pour que les mignonnes petites bactéries apparaissent...



Thomas Culhane salue un ferronnier qu'il a fait travailler pour les panneaux solaires.
Sous le regard d'ABC et d'un gamin fasciné par la caméra.


La prochaine étape, pour Thomas, c'est d'installer des petites éoliennes sur les toits, pour que les habitants deviennent en fin de compte autonomes en énergie. C'est vrai que le vent souffle constamment au Caire... "Un champ d'éoliennes sur le Muqattam (la colline qui surplombe Manshiet Nasser), ça c'est mon rêve", déclare-t-il les yeux plein d'étoiles.

Dans cette drôle d'odyssée, un des trucs les plus drôles a été de voir les mecs d'ABC - le journaliste et le JRI étaient français, chapeau! - tourner leurs plateaux "in situ" : des jeunes du quartier sont venus se percher sur les énormes sacs de déchets derrière le journaliste, sans que personne ne leur ait rien demandé! Ils avaient compris d'eux-mêmes comment faire "plus vrai", plus "couleur locale", comment jouez leur propre rôle en somme... ah, la Société du Pestacle, qu'il disait.



"We are in one of the most poor areas in Cairo, yet some people here are looking towards a greener future..." (ou quelque chose comme ça)

Il y avait aussi Kiyoko, une Américaine d'origine japonaise de la Banque Mondiale (j'avais un mal fou à la comprendre). Une petite dame discrète, qui semblait étourdie par toute cette misère. "Ah bon, vous avez commencé à trier les déchets à 7 ans!! Oh la la! Votre femme s'occupe des enfants des rues!! Mon Dieu! Et vous avez aussi donné des cours à de jeunes handicapés mentaux!"
Pierre, un entrepreneur égyptien plutôt jovial, était de l'équipée. Il est arrivé au rendez-vous dans son 4X4 intérieur cuir (conduit par un chauffeur, cela va sans dire), les mocassins cirés et le téléphone oreillette fiché sur le lobe. C'est un ami d'Omar, l'ingénieur égyptien impliqué dans le projet. Avant de se lancer dans l'énergie verte, Omar a travaillé pour une société pétrolière en Australie...
L'entrepreneur donc, un homme d'une trentaine d'années qui parlait parfaitement français - avec un accent pied-noir (!) - traversait pour la première fois la Cité des morts, et pénétrait pour la première fois dans le quartier des chiffonniers. Vous me direz, si l'on est pas un journaliste ou un étranger curieux, pourquoi diable aller fourrer son nez là où ça sent mauvais? Lui venait pour voir ce qu'on pouvait tirer de la machine à gaz écolo, niveau business.

Mais une chose rassemble les Egyptiens (enfin, ceux qui voyagent) : les contrôles douaniers en arrivant aux Etats-Unis. Malgré ses yeux bleus et son prénom très chrétien, Pierre raconte en se marrant qu'il a systématiquement droit au "veuillez me suivre", pour quelques minutes d'interrogatoire dans une salle spéciale, quand il débarque dans un aéroport américain.



Manshiet Nasser, ses monceaux de déchets, ses chèvres perchées au 6e étage...

Bref, tout ça était très intéressant. Pourtant à la fin de la journée, je me demandais toujours : au fait... est-ce que ce système de biogaz est intéressant financièrement pour les habitants de Manshiet Nasser et Darb al Ahmar? Si on leur donne grâcieusement la machine à gaz, comme c'est le cas pour Hanna Fathy (ci-dessous avec sa môman), et Hussein Souleiman, les deux "cobayes" de cette expérience écologique, c'est effectivement rentable. Mais d'après mes calculs, si les habitants paient ne serait-ce que 300 livres (environ 50 euros), soit l'équivalent, pour beaucoup, de leur revenu mensuel, sur les 1000 livres que coûte la machine, elle ne deviendra moins chère que les "emboubas" (bouteilles de gaz) qu'après deux ans et demi. C'est un peu long, non? Se dire que l'on fait du bien à la couche d'ozone ne doit pas vraiment suffire...





Sur ces interrogations, je vais dormir un peu pour m'envoler bientôt sereinement vers la Mère-Patrie.



mercredi 13 mai 2009

Chantons pour les cochons

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager la savoureuse chanson anti-cochons écrite et interprétée par Chaaban Abdel Rahim, alias Cha'boula, un chanteur populaire égyptien. Le blogueur égyptien Mina Zekry nous fournit une version sous-titrée en français sur le site "Les Observateurs" de France 24. Sur la même page, lire l'avis de Magdi Abdel Fatah sur l'abattage des porcs. Comme beaucoup d'autres, cet éleveur de porcs du quartier de Manchiyet Nasser pense que le gouvernement veut récupérer les terres des chiffonniers pour faire de la promotion immobilière.

Cha'boula, champion du kitsch et de la réflexion politique en musique, s'était déjà illustré par son tube "I hate Israel". Il a décidé cette fois de s'emparer du sujet brûlant de la grippe "porcine", pour recommander aux Egyptiens de fuir à toutes jambes s'ils croisent l'animal honni. Histoire de ne pas laisser les théories fumeuses de l'Organisation mondiale de la santé - le virus H1N1 ne se transmet pas par les porcs - gagner du terrain en Egypte.
Lire la dépêche assez drôle d'Associated Press sur le sujet, qui se demande très justement si le chanteur se prend au sérieux, ou s'il fait tout ça "tongue in cheek".

Pendant ce temps, le gouvernement égyptien annonce avoir tué près de 30 000 porcs. Quelques 2000 d'entre eux ont été abattus dans les règles et leur viande a été congelée. Mais plus de 26 000 carcasses ont été enterrées dans de grandes fosses près du Caire. A ceux qui craignent une contamination des sols par les restes des animaux en putréfaction, Ibrahim El Bendary, de l'Autorité centrale des services vétérinaires, assure qu'ils sont enterrés "très profond" (source Daily News Egypt). Espérons simplement que le gouvernement égyptien ne provoque pas l'apparition d'autres maladies en abattant les porcs...


samedi 9 mai 2009

La bataille du cochon

Depuis dix jours, la planète journalistique cairote tourne autour du cochon. Le 29 avril dernier, le gouvernement égyptien a en effet décidé d'abattre tout le cheptel du pays.
D'abord annoncée comme un acte de prévention face aux risques de transmission de la grippe dite "porcine", la décision a finalement été présentée par les autorités comme une mesure de "santé publique", une fois que l'Organisation mondiale de la santé avait rappelé qu'aucun malade n'avait été contaminé par les porcs, et que cette mesure était inutile pour combattre le virus H1N1. Aucun cas de grippe A n'a pour l'instant été recensé en Egypte.
Le gouvernement dit vouloir éradiquer les élevages sauvages du pays pour installer, dans un an ou deux, des élevages respectant les règles d'hygiène internationales.
Le week-end dernier, de violents affrontements ont opposés les forces de l'ordre aux éleveurs cairotes qui refusaient de livrer leurs bêtes. J'ai fait un papier pour La Croix sur le sujet, paru mardi. A lire aussi le reportage de Ludovic Gonty sur le site de Ouest France.

Ma première réaction a été de voir dans cette décision une tentative du pouvoir de s'attirer les bonnes grâces des islamistes : les jours précédents l'annonce, de nombreux députés de l'Assemblée du Peuple, notamment ceux proches des Frères musulmans, avaient réclamé à cor et à cri l'éradication des porcs du pays, élevés en majorité par les zabalines, des chiffonniers, coptes pour la plupart (minorité chrétienne qui représente 7 à 10% de la population égyptienne).

Mon interprétation était un peu simpliste... J'ai perçu au fur et à mesure la complexité de la décision. Plusieurs causes entrent en jeu, et je ne connais probablement pas assez bien l'Egypte pour toutes les comprendre. Mais l'une d'elles me paraît maintenant essentielle : la volonté du gouvernement de se débarrasser, à terme, du système des zabalines, qui collectent et trient une grande partie des déchets de la capitale égyptienne. L'objectif est de les remplacer par des sociétés privées, considérées comme plus propres, plus modernes. Elles sont d'ailleurs présentes sur le marché du ramassage des ordures du Caire depuis 2000, suscitant de nombreux conflits avec les zabalines. Et cela n'a rien à voir avec la religion des chiffonniers et des éleveurs de porcs, dont quelques-uns sont d'ailleurs musulmans. L'Etat égyptien avait depuis des années le projet de déplacer ces cochons, et l'occasion était trop belle.





"Avant on collectait les poubelles dans les immeubles, maintenant ce sont des sociétés qui le font", racontait ainsi lundi dernier Oum Samae, une habitante du Muqattam, un des quartiers de chiffonniers du Caire. Dans une cour attenante à sa maison de bric et de broc, elle élève une cinquantaine de porcs. Ses enfants gambadent pieds nus parmi les déchets qui tapissent le sol de la bicoque. Comme dans tout le quartier, les cochons sont nourris avec les ordures organiques collectées dans les poubelles du Caire. Ils constituent un maillon essentiel dans la chaîne du recyclage.
"La semaine dernière, à Sayyeda Zeinab (quartier du centre du Caire) des policiers ont confisqué la carriole de mon fils Faouzi. Ils ont dit que c'était interdit en ville. C'est avec cette cariole, tirée par un âne, qu'il ramenait les poubelles jusqu'ici. Maintenant il reste à la maison toute la journée", raconte encore Oum Samae. Petit à petit, les zabalines voient ainsi leurs moyens de subsistance disparaître. On comprend qu'ils finissent pas se sentir persécutés, même s'il ne s'agit pas de religion.




Bien sûr, en lançant cet abattage massif des porcs, le pouvoir savait qu'il n'aurait pas trop de mal à convaincre les Egyptiens du bien fondé de la mesure. D'autant que les médias ont, dans un premier temps, abondé dans son sens, désignant le porc comme vecteur de la maladie. La semaine dernière, les Egyptiens musulmans à qui je "révélais" que la maladie se transmettait en fait d'homme à homme avaient bien du mal à me croire.

Les arguments sanitaires ne sont pas pour autant sans fondement : certains scientifiques parlent d'un risque de recombinaison du virus de la grippe aviaire à l'intérieur du cochon, qui permettrait ensuite sa transmission d'homme à homme (voir le petit schéma sur le site du CNRS). Dans un pays fortement touché par la grippe aviaire - 69 cas humains, dont 26 mortels depuis 2006-, et alors que les porcs des chiffonniers vivent souvent à proximité des poulets et jamais très loin des hommes, il y a de quoi s'inquiéter, certes. De là à abattre tout le cheptel porcin d'un coup d'un seul...

On annonçait samedi que 11 591 porcs avaient pour l'instant été éliminés. Mais l'opération d'éradication du cochon égyptien a des chances de finir en eau de boudin. Pour l'instant, la capacité des deux abattoirs de porcs du pays (l'un au Caire et l'autre à Alexandrie) ne dépasse pas 2000 bêtes par jour. L'Egypte devrait donc mettre au moins cinq mois à éradiquer ses quelques 300 000 porcs. Les chambres froides aussi ont une capacité limitée, et les éleveurs ne parviennent plus à vendre la viande.
Pour accélérer le rythme, le gouvernement a annoncé l'importation prochaine de trois nouvelles machines. "Il n'y a que 156 000 cochons en Egypte", vient également de faire savoir Saber Abdel Aziz, porte-parole du ministère de l'Agriculture. Pour pouvoir s'arrêter à mi-chemin? Ce serait un moindre mal pour les quelques 50 000 éleveurs de porcs égyptiens qui ont peur que les compensations promises - 100 livres (14 euros) pour un porc et 250 livres (34 euros) pour une femelle - ne leur parviennent jamais. Et surtout ne leur permettent pas de subvenir à leurs besoins une fois leur gagne-pain disparu.










lundi 20 avril 2009

Chem El Nessim !

Aujourd'hui, c'était jour férié en Egypte : on célébrait Chem El Nessim, la fête du printemps. Ni musulmane, ni copte, cette fête remonte au temps des Pharaons, et comme Newruz en Turquie ou Norouz, le nouvel an iranien (en mars), elle marque l'arrivée des beaux jours.

Chem el Nessim veut dire "hume la brise" (d'où le nom de ce blog, cf le premier billet). Et effectivement un petit vent fort agréable soufflait sur Le Caire aujourd'hui, faisant presque oublier son nuage de pollution...




Lorsque j'ai débarqué pour la première fois en Egypte, en 2007, c'était Chem El Nessim. Avec mes petits camarades du CFJ, on a découvert Le Caire avec cette foule joyeuse, débordante, qui envahit les jardins pour l'occasion, des pelouses défraîchies du Zoo de Guizeh au moindre rond-point... Quand on arrive de Paris, ça fait un choc.




Pour Chem El Nessim, on mange des oeufs et du poisson vieux de plusieurs mois (fessikh), conservé dans du sel. "N'y touche pas, tu peux y passer!" préviennent les étrangers qui habitent au Caire. Du coup je n'ai pas eu le courage de tester, j'avoue. D'ailleurs un sheikh de la mosquée Al Azhar vient de lancer une fatwa anti-fessikh, jugé trop dangereux pour la santé, alors...
Ma prof d'égyptien, Nagat, m'a expliqué qu'au temps des Pharaons, les Egyptiens pêchaient beaucoup de poissons en hiver, et le mettaient dans du sel pour pouvoir en manger au printemps, quand le fleuve devenait moins généreux.
"Moi je mange du "ringa" pour Chem el Nessim, c'est du poisson fumé normal, mais pas de fessikh, ça sent trop mauvais et c'est plein de microbes", m'a confié Gahed, une jeune Cairote. Décidemment, les traditions se perdent...



Les ponts qui enjambent le Nil, lieu de promenade habituel des amoureux, sont eux aussi envahis par les familles et les couples qui viennent y prendre l'air.




Des marchands ambulants proposent des jus de fruits, des fruits secs, des friandises...





Un jeune vendeur de "termiss" (fèves jaunes au citron) me demande d'où je viens, comme tous les Egyptiens lorsqu'on engage une conversation. Puis il me dit :

- "Moi je veux partir en France. C'est bien là-bas?
- Oui, mais pour les étrangers c'est dur...
- Et pour émigrer il faut quoi?
- Un visa, mais c'est difficile de l'obtenir si on a pas déjà un travail en France."
De son point de vue, j'imagine, c'est forcément mieux que l'Egypte... En tout cas il m'offre un cornet de termiss, "parce que c'est la fête".





Une fois de plus, des enfants viennent me demander de les prendre en photo. Juste pour le plaisir de voir le résultat, une seconde, sur l'écran de l'appareil numérique. Avant de tourner les talons en riant.


samedi 18 avril 2009

Femmes au bord de la crise de nerf

En Egypte, comme dans d'autres pays, les hommes lancent des remarques désobligeantes ou émettent des bruits étranges - "tss tssss", comme on fait pour les chiens - lorsqu'ils croisent un congénère de sexe féminin. Mais plus qu'ailleurs, cette pratique est ici systématique, de l'ordre du réflexe semble-t-il. Du coup il est quasiment impossible pour une femme de passer une journée sans être interpellée par ces "mots doux" et ces petits sons qui lui rappellent qu'elle est avant tout un morceau de viande.
Parfois aussi, plus rarement, le geste se joint à la parole, et une main balladeuse, dans une foule un peu compacte ou sortant subitement d'une voiture, vient tâter la dame.

Fin d'un tabou

On parle de plus en plus du "harcèlement sexuel" en Egypte. Et cela bien que Madame Moubarak ait accusé les médias de gonfler le phénomène, pas si grave que ça en fait... 83 % des Egyptiennes (et 98% des étrangères) se disent quand même victimes de harcèlement sexuel dans la rue, d'après une enquête du Centre égyptien des droits de la femme publiée l'été dernier.

Le tabou a été brisé en 2006, lorsqu'une vidéo montrant une horde d'hommes attaquant des femmes dans la rue le jour de l'Aïd - tentant de les "toucher" et arrachant leurs habits-, a été publiée par un blogueur égyptien. Les mêmes faits se sont reproduits l'année dernière à la fin du Ramadan, et huit suspects ont été arrêtés.

Puis en octobre 2008, un homme a été condamné pour la première fois pour ce type d'acte. Trois ans de travaux forcés pour "tripotage" : la sentence paraît démesurée, mais elle se voulait exemplaire, et à la mesure de l'agitation médiatique que la victime avait su provoquer.
En juin dernier, Noha Rushdi Saleh, une réalisatrice de 27 ans, se promène avec une amie dans le quartier chic d'Héliopolis. En passant à sa hauteur, le chauffeur d'un minibus tend le bras et lui empoigne les seins. Alors que la plupart des femmes se contentent d'insulter l'agresseur, Noha Rushdi oblige l'homme à s'arrêter et parvient à le traîner jusqu'à un commissariat de police. Loin de la soutenir, les passants l'accusent d'avoir provoquée l'agresseur par sa tenue (Noha Rushdi n'est pas voilée, mais ses vêtements ce jour-là n'avaient rien d'indécent).

Malgré la sévérité de la condamnation, les Egyptiens ne se sont pas beaucoup assagis. "Depuis l'affaire Noha Rushdi, plusieurs femmes victimes de harcèlement sont allées dans des commissariats pour porter plainte : les policiers leur ont ri au nez, ou ils se sont mis eux-même à les draguer", raconte une amie, qui participe à des forums en ligne sur le sujet.

Mini-manif

Mariée et maman, Asser a organisé hier (samedi) une manifestation contre le harcèlement. Pour elle, c'est le passage devant le juge qui a été décevant : ses agresseurs ont été déclarés non coupables. "Par manque de preuves", dit-elle désemparée. "Ces jeunes ne m'ont pas touchée, c'est vrai, mais ils m'ont empêché de rentrer chez moi pendant un moment, l'un d'eux me tournait autour avec sa voiture pour me barrer la route. C'était le soir, j'ai eu vraiment peur".





L'événement a rassemblé plus de journalistes que de manifestant(e)s... Selon mon amie égyptienne, beaucoup de femmes avaient peur d'y participer : "et si les policiers nous arrêtent?", s'inquiétaient-elles quelques jours auparavant sur les forums. Dans un pays où tout rassemblement public est de fait interdit (bien que garanti comme un droit fondamental par la Constitution), les agents de la sécurité de l'Etat étaient effectivement présents, avec leur camion anti-émeutes et leurs lunettes noires... Même si cette manifestation avait peu de chance de déclencher une révolution.

Une vingtaine de personnes, pour la plupart des parents ou des amis d'Asser, brandissaient malgré tout des pancartes en arabe et en anglais, devant un parterre de caméras et de photographes. On pourrait se moquer de cette "mini-manif", organisée par une bourgeoise mécontente de l'échec de sa plainte (certains contestent d'ailleurs le bien fondé de cette manifestation)... mais vue la forte présence médiatique, l'événement a eu le mérite de remettre le sujet à l'ordre du jour.

Et de provoquer un petit débat dans le quartier. "Je me fais souvent harceler à la sortie de l'école", témoigne Yosra, 13 ans, ravissante jeune fille en hijab blanc et tee-shirt un poil moulant. "Je ne dis rien, de toute façon ils savent ce que je vais leur dire", soupire-t-elle. "Mes amis disent que c'est ma faute, à cause de la manière dont je m'habille"continue-t-elle. "Il faut que les parents disent à leurs fils de ne pas faire ça, parce qu'ils ne feraient pas ça à leur soeur."
Pour Asser, le problème est aussi de la responsabilité de l'Etat égyptien. "Il faut que le gouvernement fasse une loi forte contre le harcèlement, et qu'il l'applique vraiment."
Quant aux responsables religieux, ils sont toujours muets sur le sujet
, alors qu'on ne compte plus les émissions télévisées qui expliquent comment une bonne musulmane doit porter son voile.



En attendant, certaines femmes refusent de se laisser faire. "Un homme m'a dit quelque chose d'incorrect il y a quelques jours dans la rue : je l'ai poursuivi en le menaçant avec ma chip-chip (chaussure). Il a eu peur et s'est enfui", raconte Faïza (à gauche sur la photo), en riant.
"Moi c'est un homme au volant de sa voiture qui m'a "touchée"", raconte à son tour Samia (à droite sur la photo), dont on ne peut pas dire que la tenue soit particulièrement provocante... "Je lui ai craché dessus en lui disant "va t'en, fils de chien!"" poursuit-elle, déclenchant les rires des femmes présentes.
Quand on leur demande pourquoi les hommes se comportent ainsi, les réponses fusent : "c'est nouveau, ce n'était pas comme ça avant", "les jeunes ne peuvent pas se marier, ça coûte trop cher", "il faut que les femmes portent des galabeyah (robe ample) et un hijab"...

Son fils Abdou dans les bras, Omar donne aussi son avis : "si un homme drague ma fille je le tue! Même si une fille porte un débardeur, ce n'est pas bien de faire ça". Mais la suite du discours est moins fair-play : "Mais bon, parfois quand je vais à Manyal (quartier chic du Caire), il y a des filles qui sont habillées très court, on voit même leur ventre, alors évidemment..."




Un autre bowab (concierge) du quartier provoque une dispute en essayant de s'opposer à la manifestation. Un officier chargé de surveiller le rassemblement lui emboîte le pas : "c'est bien de draguer les femmes!" lance-t-il, avant de dire "non non c'est une blague! hahaha... " lorsque des regards désapprobateurs se tournent vers lui. Pour les Egyptiennes, le combat ne fait que commencer.


vendredi 10 avril 2009

Belles personnes

Un homme de taille moyenne, la cinquantaine, souriant et très attentif. Hier soir, j'ai fait la connaissance de Denis Dailleux. Tout journaliste qui vit au Caire le connaît, mais comme je débarque, je ne savais pas qui il était.
Denis Dailleux photographie les Egyptiens depuis 15 ans, et vit au Caire depuis quelques années. Il a remporté de nombreux prix pour ces images, régulièrement publiées dans la presse française et étrangère.
J'ai écouté sa rencontre avec Islam, l'un de ces modèles, un jeune homme pauvre dont l'élégance inouïe l'avait impressionnée. Tous les Egyptiens qu'il a photographiés semblent raconter la même histoire, celle d'une certaine dignité dans le dénuement.


http://www.denisdailleux.com/




(Photo Denis Dailleux)


L'album "Le Caire" est à feuilleter absolument. On y comprend tout ce que cette ville a de cinématographique, de pittoresque, au sens premier du mot. Ce charme qui donne parfois l'impression d'évoluer dans un tableau vivant, lorsque, au milieu de la circulation chaotique, on est happé par le mouvement parfait d'une galabieh (la robe traditionnelle à col mao que portent certains Egyptiens), au rythme de la démarche pleine de noblesse de son propriétaire.

A voir aussi, les portraits de la tante Juliette (dans "Travaux personnels"). Il ne s'agit plus de l'Egypte, et pourtant, le même esprit habite ces clichés : sous le regard du photographe, la même dignité émane de cette vieille paysanne de la campagne angevine, la même tendresse, et la même joie de vivre, mêlée de douleur contenue.

dimanche 5 avril 2009

Le 6 avril n'a pas eu lieu

J'aurais voulu vous raconter mon week-end, passé entre les poubelles des zabbalyn (les chiffonniers du Caire, qui collectent et recyclent une bonne partie des déchets de ses 17 millions d'habitants)


et les bulles de savon de mon premier mariage égyptien,



mais me voilà rattrapée par l'actualité. Hier, lundi 6 avril, c'était la "journée de la colère". Comme l'année dernière, les opposants à Moubarak ont lancé un appel à la grève générale. Partis politiques, syndicats, étudiants et "cyber-dissidents" réclamaient une augmentation du salaire minimum (de 22 euros à ... 159 euros), et demandaient la fin de la corruption étatique, du trucage des élections, de la torture en prison... En clair, un changement de régime. Les Frères Musulmans, après avoir tergiversé, avaient déclaré soutenir la grève, précisant qu'ils exprimeraient ce soutien "à leur manière".
Finalement, peu de manifestations ont eu lieu. Des rassemblements de 200 ou 300 personnes (devant le syndicat des journalistes, à l'université du Caire, voir ci-dessous) ont été bien "encadrés" par les forces de l'ordre. Une trentaine d'activistes avaient déjà été arrêtés ces derniers jours. En fait de grève, les rues du Caire étaient hier presque aussi congestionnées qu'à l'habitude. Dans le centre, des camions de police étaient postés tous les 100 mètres. Attendant une improbable émeute, des officiers aux épaulettes étoilées buvaient le thé à chaque carrefour, pendant que leurs subordonnés s'occuper des querelles d'automobilistes.

L'année dernière, le contexte de hausse du prix du pain avait largement joué en faveur du mouvement. A l'origine, les 27 000 ouvriers de l'usine textile de Mahalla el Kubra, dans le Delta du Nil, réclamaient une augmentation de salaire. De jeunes Egyptiens avaient alors lancé l'idée d'une grève générale, et créé un groupe "April 6 Youth " sur Facebook. En quelques jours, plus de 75 000 personnes étaient devenues membres. Le jour J, des rangées de "CRS" avaient dissuadé ou dispersé tout rassemblement. Mais Le Caire était particulièrement calme : une partie de la population avait décidé de répondre à l'appel et de rester à la maison.
A Mahalla el Kubra, en revanche, les manifestations avaient tourné à l'émeute : trois personnes avaient été tuées et des centaines d'autres blessées. Aujourd'hui, certains ouvriers sont toujours en prison pour avoir participé à la manif de l'an dernier. Quelques uns ont entamé une grève de la faim pour protester contre les mauvais traitements dont ils sont victimes. Hier, presque personne ne s'est risqué à défier le pouvoir dans la ville industrielle du Delta...

Dans l'après-midi, je suis quand même allée faire un tour à l'université du Caire, où quelques 200 étudiants protestaient vaillamment.


Une bonne partie d'entre eux étaient membres de la branche étudiante des Frères musulmans (le petit livre que le manifestant tient dans sa main gauche sur la photo, c'est un Coran). A la fin de la manifestation, des étudiants lambda viennent écouter les discours des leaders du groupe. "Lui, les flics vont le faire asseoir sur une bouteille de Pepsi!" s'exclame l'un d'eux en désignant celui qui harangue la foule. Une manière plus ou moins élégante d'évoquer le viol, pratique courante dans les commissariats égyptiens, utilisée notamment contre les opposants au régime. On comprend ensuite pourquoi, quand on lui demande ce qu'il pense de cette manifestation, il répète en souriant : "Moi je regarde, c'est tout."

Pour la révolution en Egypte, il va donc falloir attendre encore un peu...


>>> Pour une analyse avertie de l'échec de la grève, lire le billet de Claude Guibal, la correspondante de Libération au Caire.

dimanche 22 mars 2009

Alexandrie, ah !


Samedi 14 mars, premier voyage à Alexandrie... Une respiration après deux mois au Caire.

Quand j'arrive, le ciel est plombé. Une demi-heure plus tard, un orage inonde la ville. Je me réfugie à l'intérieur de la fameuse Bibliotheca Alexandrina. L'enfilade des salles de lectures, disposées en escalier sous un plafond à claire-voie, est magnifique.

Le lendemain, le soleil est de retour. Je flâne le long de la Corniche, entre les barques de pêcheurs.


Je me régale d'une daurade... J'en rêvais depuis longtemps!




Mon amie Shahinaz, dont la famille habite ici, me fait une visite guidée. Elle m'emmène à la mosquée Abou Abbas Al Mursi, construite au début du XXe siècle par Mario Rossi, un Italien converti à l'islam, sur le modèle des mosquées andalouses. Les moulures à l'intérieur sont superbes. Pour la première fois, je me retrouve dans une mosquée à l'heure de la prière. On est samedi soir, il y a peu de monde. Nous sommes dans la partie des femmes. Avant la prière, elles se rassemblent pour papoter et boire un Sprite entre amies. Les enfants rigolent et gambadent sur les tapis pendant que leurs mères et leurs grandes soeurs (celles qui ont plus de 8 ans en gros, très appliquées) remplissent leur devoir religieux. Certains gamins imitent les "grands" en exagérant les gestes de la prière...




Le lendemain, c'est dimanche. Je cherche une église pour rencontrer des Coptes, des vrais! Je trouve quelque chose qui y ressemble, je rentre et j'assiste à la messe... assez longue, orthodoxe jusqu'au bout des cierges, mais dans une langue qui ne ressemble pas à l'arabe, et donc ne doit pas être du copte. Ca sonne plutôt comme du russe à mon oreille... La plupart des fidèles ont plus de 60 ans. De jeunes Africains en soutane assistent les prêtres aux longues barbes. Je commence à douter : ces chrétiens-là sont-ils coptes?
Une fois la messe terminée, une dame d'une cinquantaine d'années, coiffée et maquillée avec soin, m'invite à goûter une pâtisserie préparée pour l'occasion. "Je m'appelle Lilika, je suis la seule à porter ce nom à Alexandrie!" m'assure-t-elle. Elle parle un français parfait, en roulant délicieusement les "r". J'apprends alors que mes hôtes sont... des Grecs orthodoxes.
Quant aux jeunes Africains, ils sont eux aussi grecs orthodoxes (!), et viennent d'Ouganda, de Tanzanie et du Zimbabwe. Ils sont une quinzaine à bénéficier d'une formation générale au sein du monastère, qui ne compte plus que quatre moines. "Ils apprennent le grec et la théologie, mais aussi l'anglais, la botanique... Ils ne sont pas obligés de devenir prêtres ensuite. Le but est de leur donner un savoir qui leur permettent de participer au développement de leur pays", m'explique le Père Savas, le chef du monastère, assez méfiant envers la journaliste que je suis. "Nous avons de bonnes relations avec les autorités égyptiennes, nous ne voulons pas avoir de problèmes", me dit-il. Pour que l'on se comprenne, Jehanne fait la traduction, en français s'il-vous-plaît. Elle est libanaise, née à Alexandrie, de confession grecque orthodoxe. Vous suivez? Ah la la, le Moyen-Orient compliqué!

"Officiellement, 1500 Grecs sont enregistrés auprès du consulat à Alexandrie. Mais en réalité nous ne sommes que 350", explique le Père Savas. "Quand j'étais enfant, il y avait plus de 60 000 Grecs", me dit Lilika. "La nouvelle génération ne reste pas, ils vont faire leurs études en Grèce, et la plupart s'installent là-bas ensuite." Parmi les enfants de Jehanne, les deux premiers sont restés à Alexandrie, Karim et Inji, sa fille. Mais le plus jeune, Nadim, fait ses études à Beyrouth. "C'est le seul qui a réussi les examens d'entrée à l'université. Le niveau est beaucoup plus élevé qu'en Egypte", explique-t-elle avec fierté.

Lorsque j'évoque les affrontements de 2005 et 2006 entre coptes et musulmans à Alexandrie (qui ont fait à chaque fois entre un et trois morts), Jehanne hésite. "Pour moi c'est le résultat de l'ignorance plus que du fanatisme. Les vieux Egyptiens connaissent toutes nos fêtes, mais la jeune génération ne sait pas ce que c'est qu'un chrétien. Parfois certains me demandent : "qu'est-ce que ça veut dire orthodoxe?" Tout cela a du partir d'une bagarre entre deux personnes, et il se trouve que l'un était musulman et l'autre copte, par hasard. Ensuite ils ont pris la religion comme prétexte", estime-t-elle. Puis elle ajoute : "mais c'est vrai qu'il y a une sensibilité par rapport à ça en ce moment". Comprenez, par rapport à la religion.

Ces vieilles dames élégantes m'invitent à venir déjeuner au club grec, sur la Corniche. Je préfère poursuivre ma promenade. En redescendant la rue Nabi Daniel, je passe devant un grand bâtiment, en retrait par rapport à la rue. On dirait une autre église. Mais lorsque je vois les policiers et les militaires postés devant, autour d'une jeep de l'armée, je me dis que c'est peut-être la synagogue dont m'a parlé Shahinaz, un autre vestige de l'Alexandrie cosmopolite...



L'officier me demandent mes papiers : "ah, you are french!". J'imagine que c'est plus facile pour moi que pour un Egyptien de visiter l'édifice... A l'intérieur, on photocopie soigneusement mon passeport, avant de me faire pénétrer dans la synagogue. Puis le président de la communauté juive de la ville, Jo Youssef, me raconte l'histoire du bâtiment. "Cette synagogue a été construite en 1890. Elle ressemble à une église n'est-ce pas? Tous mes amis chrétiens me le disent! A l'époque, il y avait 35 000 Juifs à Alexandrie. Aujourd'hui, il y a 24 Juifs, 20 femmes et quatre hommes, qui ont tous plus de 70 ans. Moi je suis un jeunot, j'ai 53 ans!" me dit-il en riant. "Certains sont riches, d'autres sont de vieilles dames très pauvres." Il m'explique que des donations viennent d'Israël et des Etats-Unis pour aider ces "derniers des Mohicans", ceux qui n'ont pas voulu partir lorsque les Juifs d'Alexandrie ont immigré vers Israël, les Etats-Unis ou l'Europe dans les années 1950.

Sur les bancs de la synagogue, il reste les noms de ceux qui les ont occupés.




Avant de quitter Alexandrie je fais un petit tour jusqu'à la citadelle, au bout de la corniche.
Il y a plus d'Egyptiens que de touristes qui s'y promènent. Deux jeunes filles m'abordent, curieuses de savoir qui je suis, ce que je fais là... Comme ça m'est arrivé plusieurs fois en Egypte. Mon niveau rudimentaire d'ameyah (arabe égyptien) limite la conversation, mais elles insistent pour que je les prenne en photo... Voici donc Basma et Boussi, les premiers visages de ce blog!





J'avoue que j'ai encore du mal à prendre "franchement" les gens en photo. Du coup, ils sont souvent de dos! Les réactions sont parfois négatives, et ça instaure un rapport bizarre, on discute avec des gens, d'égal à égal, et tout à coup il faut leur dire : "je peux vous prendre en photo?" Soit on se met dans la position du touriste, soit dans celle du journaliste, et là, il faut argumenter longtemps avant que les gens acceptent de se faire tirer le portrait. Mais bon, il faut ce qui faut pour pouvoir raconter des histoires!